mercredi 30 décembre 2009

Frère ancien

A mes questions sur ce livre que tu as écrit tu pourrais me dire, mais non, c’est un roman, un œuvre d’imagination, il ne faut pas confondre l’auteur et son personnage, et je te répondrais dans ce cas comment sais-tu, de cette intelligence qui n’est pas documentaire, comment sais-tu que la douleur dans les yeux des enfants abusés est comme un lac de glace, qu’à cela ils se reconnaissent entre eux sans erreur possible, que cette béante faille les désigne également comme proie à qui en cherche une, si cela ne t’a jamais concerné dis-moi donc comment tu en as cette connaissance de l’intérieur, si tu savais comme cela me fait mal pour toi, si tu savais comme j’aimerais ne pas partager ce savoir avec toi.

jeudi 10 décembre 2009

18.

On reconnaît un luth qui n'a pas joué depuis quelques temps à sa voix un peu nasale, aiguë, insatisfaisante, restant à la surface du son. Un luth qui vient d'être accordé, cela crie un peu. Comme s'il était devenu intolérant au contact : se recroquevillant sous les doigts, tendu d'appréhension. Un peu pincé. Nous ne sommes plus si intimes.
Travailler le son, jour après jour, pas seulement mes mouvements, mais aussi ses réponses, le jouer pour que la réponse soit détendue, généreuse, accueillante, lentement le rassurer pour que sa voix se fasse plus grave et plus profonde, pour qu'il se donne à nouveau tout entier en rondes vibrations, c'est un peu comme tenir dans ses mains un morceau d'ambre, que l'on enveloppe doucement de ses paumes pour le chauffer doucement - sa couleur change, sa surface semble plus douce, et enfin il restitue autant de chaleur qu'on lui a communiqué.
Jour après jour, mon luth emmagasine du rayonnement infra-rouge.

mardi 1 décembre 2009

17.

Reprendre le luth. J'en avais un peu peur. Que sont en tout ce temps mes doigts devenus ?
Courbatures dans le dos, les épaules, après le premier soir, comme si je m'étais muée en femme de pierre.
Il me sera impossible de recommencer là où je m'étais arrêtée. ânonner péniblement des pièces que je maîtrisais si bien il y a quelques mois. Entendre le sentiment fuir sous les difficultés techniques. Mes doigts gourds. Rabâcher avec dégoût des airs que je ne parviendrai plus à sentir de l'intérieur. Je ne le pourrai pas.
Alors je commence à neuf. Je change de position de jeu, de place où jouer, prends de nouvelles pièces, trouve à mon luth un autre et meilleur lieu de repos.
Voilà l'angoisse et l'ennui dissipés. Je joue du luth.

vendredi 27 novembre 2009

16.

D'abord il y eut le blond, Le rêveur, c'était en un autre lieu, j'habitais seule avec lui une chambre si petite, son étui seul prenait près d'un quart de la place disponible, je le déplaçais sans cesse pour déplier le lit, mettre la table, ranger des vêtements, mettre des chaussures. Une jolie voix lointaine, comme d'une jeune fille pâle aux yeux languissants. J'y passais des heures à apprivoiser les sons. Puis il fallut le rendre. Des adieux déchirants : comme on s'attache !
C'est un mois plus tard que je reçus Le Rouge. Sublime, haut en couleurs, d'une beauté altière et pleine comme une femme de trente ans, et cela le décrit à l'oeil comme à l'oreille. Voix ronde et longuement vibrante, chaleur du vernis. Lui n'avait pas de nom.
Alors je l'ai appelé Le Rouge, car c'est sa belle couleur, et en hommage à Rackham Le Rouge.
Vacarme Le Rouge. Alors que le plus puissant des luths, finalement, fait si peu de bruit - à peine plus que pour l'oreille de qui le tient serré contre lui.

mardi 24 novembre 2009

15.

Je joue du luth. A nouveau, après plus de dix mois de silence.
Une courte cicatrice sur mon poignet droit, dix mois résumés sur un centimètre et demi.
Hier je l'ai ressorti pour la première fois de son petit cercueil noir. Vingt-quatre cordes silencieuses le temps que mes tendons veuillent bien cesser de hurler.
Un peu de crainte. Qu'il soit devenu comme ces solitaires qui perdent l'usage de leur voix. Elle devient grêle, sèche, fragile, grinçante, inhospitalière.
Mais avant même de l'accorder, un simple effleurement ouvre déjà des mondes. Mon luth, à peine le touche-t-on, résonne comme un caveau, comme une porte d'église, comme l'univers étoilé sous sa table d'harmonie.

mercredi 21 octobre 2009

Galerie des mirages

Nous étions assis à cette table et le jour tombait. Les lumières dorées, les velours, les thés précieux, le bois sombre, rien n'était si chaleureux que la voix dont vous m'entreteniez cet après-midi là. Sa gravité, sa douceur, votre bienveillance et l'enjouement avec lequel vous m'amusiez, mélancolique, recouvraient toutes mes perceptions, ne laissant vaguement affleurer que ce contraste - les tons chauds de l'intérieur, la transparence des verrières sur la galerie glacée. J'étais si profondément absorbée dans votre présence que parfois le sens de vos phrases m'échappait. Vous me conseilliez le chocolat chaud. Vous étiez aimable, prévenant, généreux. Je m'hypnotisais de cet accord entre vous et vos lieux. Les vernis patinés, l'exquise architecture, le confort raffiné, les bruits discrets. Je n'osais presque rien dire, j'aurais eu tant à vous confier. Vous étiez ma peine et ma consolation. Mes sentiments pour vous, je les laissais s'éteindre sans bruit, comme meurent les braises, m'y réchauffant doucement dans cette lumière aux tons de miel. Par bonté vous vouliez bien n'en rien voir, et n'en avoir rien vu. Peu de musique, du thé, et puis un autre thé. Je suis assise à une autre table et de là je regarde aujourd'hui l'endroit où nous nous tenions alors. La salle m'avait paru plus grande, j'étais transie de froid. Chaque année les premiers brouillards me rappellent ce long après-midi d'automne et je vous écris.
Mais soudain un rien, un manque - la bizarre consonnance d'un nom, l'angle particulier d'une entrée - éclaire d'un jour brusque ma mémoire embrumée, dissipant l'illusion. C'était une autre galerie, un autre salon de thé, sous d'autres luminaires. Ce lieu que, du fond d'un souvenir engourdi, j'aurais eu tant de mal à reconnaître se dérobe à nouveau à mes sens ; ce thé que nous avons pris ensemble persiste quelque part, ailleurs, hors de ma vue, et retrouver le lieu pourra seul me confirmer que nous n'y sommes plus.

lundi 28 septembre 2009

J'ai ma religion singulière.

Elle a ses fêtes, ses prescriptions, ses interdits propres.
Elle a ses pénitences et ses jeûnes.
Ses jours de colère. Ses résurrections.
Elle a ses prophètes et ses saints, son sacré, son sublime.
Pas d'excommunications.
Nul autre ne la suit.
Par temps de nuit, je m'y tiens serrée.

jeudi 28 mai 2009

14.

Je joue du luth.
J'écoute du luth.
Et remonte ma mémoire.
A la première génération, il y eut quatre filles, aucun garçon. La quatrième de ces maudites filles en subit une telle culpabilité qu'elle donna par la suite toujours raison aux garçons, jamais aux filles, et fut une mère froide.
A la seconde génération, l'une des filles de la précédente souffrit tant de ce manque qu'elle demeura toujours enfant : toujours vulnérable, jamais responsable, proie pour l'homme vindicatif qui se l'était accaparée.
A la troisième génération, cet homme fut incestueux envers ses filles. Comment leur mère les aurait-elle protégées, elle dont il faut prendre soin comme si elle était l'enfant de ses propres enfants ?
La quatrième génération, tout le monde se demande pourquoi elle tarde tant à venir. Mais si chaque fille a subi pire que sa propre mère, connaît-on assez la valeur du temps mort ?
Je berce un luth contre mon ventre vide.

dimanche 5 avril 2009

13.

Je joue du luth.
Et je viens enfin de trouver de nouvelles basses très harmonieuses pour le thème des Folies d'Espagne sur lequel je brode sans discontinuer ces jours-ci.
Des basses profondes, vibrantes et obscures ce qu'il faut. Alors je les répète inlassablement à mon luth pour les lui faire goûter, je m'enfonce dans ces sonorités hypnotisantes comme dans une très suave et très lointaine méditation. Ce n'est pas trop difficile à jouer. C'est d'une beauté vertigineuse. Je m'en étourdis.
Et c'est précisément ce moment que choisit ma fichue douleur au poignet pour revenir de plus belle.

vendredi 3 avril 2009

12.

Je joue du luth.
Matin et soir.
Comme jadis celle des araignées, j'ai décidé de vaincre ma peur des insectes xylophages. Et plutôt que d'enfermer toujours mon luth dans son petit cercueil, de le laisser prendre l'air, de lui faire une place sur une jolie table où vingt fois le jour je le croise du regard, posé bien à plat sur ses cordes, montrant sa coque brillante comme un gigantesque grain de café mordoré, le saisis avec précaution et lui parle un peu avec les doigts.
De nous deux, c'est moi la muette et lui l'aveugle.
L'inviter à s'installer ici, tout à côté, cela nous a beaucoup rapprochés je crois.
Et je me rassure en pensant que les vibrations du son éloignent sans doute les capricornes aussi efficacement que les fermoirs de métal ou l'odeur du bois de cèdre.

mardi 31 mars 2009

11.

Je joue du luth.
Et malgré tout ce qu'il m'a apporté et ce qu'il m'apporte encore, je me pose sérieusement la question d'en jouer à présent toute seule, de me passer de ce rendez-vous mensuel avec mon professeur.
Parce que l'idée de travailler en vue du contrôle d'une autorité me refroidit.
Parce que la temporalité de cette échéance mensuelle perturbe mon rythme.
Parce que j'ai envie de m'approprier la relation à l'instrument.
Une tentation contre laquelle je lutte, sans mauvais jeu de mots, car je sais combien une autre oreille améliore mon écoute.
Ainsi...
"La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide."

dimanche 15 mars 2009

10.

Je joue du luth.
Mais je suis bien trop tendue pour cela. Les cordes, elles, sont tendues ; moi je ne devrais pas l'être. Le luth est un apprentissage du laisser-aller. Crispé sur l'instrument, l'on obtient peu de musique et beaucoup de douleurs. Les épaules, les poignets se contractent et souffrent. Il faudrait flotter avec lui, et je m'y accroche comme à un dernier radeau.
Jouer du luth aide à vous détendre. Mais si comme moi vous êtes tendu à vous rompre, alors vous n'en obtiendrez pas la détente suffisante à bien jouer.
Il faudrait, par ailleurs, relâcher beaucoup de tensions.
Alors j'ai l'impression qu'au lieu des cordes, ce sont mes propres tendons, ligaments et nerfs que du bout des doigts j'agace et fais vibrer.

mardi 27 janvier 2009

9.

Je joue du luth.
Pendant quinze jours, tous les quinze jours. A peine plus.
A chaque fois que je transporte mon luth, il me faut une semaine, souvent plus, pour ensuite parvenir à le rouvrir. Comme si chaque voyage terminait quelque chose. Je le repose là où il dort, et je n'y reviens plus. Pendant une semaine. Ou plus. Comme si le fait d'avoir fermé sur lui les solides fermoirs de l'étui, ceux que je ne ferme que pour le transporter, en rendait l'accès plus difficile ensuite. J'ai bien essayé de les ouvrir sitôt le retour. C'était il y a plus d'une semaine. Peine perdue.
Comme si le transport était un dérangement dans nos relations. Il me faut retourner vers lui comme après une longe absence, le réaprivoiser, retrouver un rythme. Une fois le pas franchi, je le rejoue régulièrement. Pendant deux, trois semaines. Puis vient le jour de ma leçon de luth, à nouveau je l'emporte avec moi, le ramène, le repose, l'oublie. Et il lui faudra des jours pour remonter à la surface de ma mémoire - à la surface de mon envie.
Comme ce soir, où je vais rouvrir l'étui de mon luth. J'ai hâte.

dimanche 18 janvier 2009

8.

Je joue du luth.
C'est assez encombrant.
L'étui de forme bizarroïde m'arrive à la taille et a la corpulence d'un enfant, la souplesse en moins.
Pourtant son allure intrigante m'attire régulièrement des manifestations de sympathies auxquelles je ne sais jamais trop comment réagir. (Mode méfiant) "Qu'est-ce que c'est ? - Un tuba." (Mode pédant) "Qu'est-ce que c'est ? - C'est un luth, un luth baroque." (Mode rougissant) "Qu'est-ce que c'est ? - Un luth. - Vous en jouez ? Vous êtes professionnelle ? - Oh, non... - C'est pas grave, ça va venir !" car oui, il est inscrit sur mon visage que je suis destinée à devenir une grande concertiste.
Mais pas seulement. Ainsi en montant dans un wagon mon luth et moi croisons-nous souvent quelques regards exaspérés qui se transforment en expressions de soulagements dès que leurs auteurs se rendent compte que non, nous n'allons pas leur jouer un medley de folklore parisien avant de passer parmi eux merci.
Voire quelques attitudes franchement agressives, comme cette dame qui persistait à clamer qu'"il allait pas prendre deux places, le violon". Il n'a pas réagi, évidemment. Ce n'était pas bien malin de s'adresser à lui comme ça. D'abord il n'a pas d'oreilles. En aurait-il eu, il n'a pas de petites pattes. En aurait-il eu, je doute qu'il se soit reconnu dans une apostrophe aussi cavalière.
Mon luth a sa fierté.
Non, finalement, l'attitude que je préfère est peut-être encore celle des passants qui, apercevant la silhouette singulière, s'exclament : "Oh ! Une grande chaussure !"

mardi 6 janvier 2009

7.

Je joue du luth.
Il me faut régulièrement changer de position. Elle ne m'est pas encore vraiment naturelle.
Aujourd'hui en jouant j'ai voulu rallonger un peu la longueur de la bandoulière, que je trouvais serrée. Elle me meurtrissait l'épaule et entravait mes mouvements. Aussitôt le luth s'est mis à chanter d'une voix incroyable, vibrante, des accents d'une profondeur extraordinaire, comme si quelque chose en lui avait été libéré.
Je me suis rendu compte que je ne l'avais pas entendu si bien sonner depuis des semaines. C'était un vrai plaisir de le jouer, l'envie n'en pouvait s'éteindre.
Quelle idiote. Je ne sais pas depuis combien de temps ainsi j'étranglais mon luth.

lundi 5 janvier 2009

6.

Je joue du luth.
Pendant ce temps, mon ordinateur s'épouille soigneusement dans un coin de la pièce.
Après plusieurs heures de recherche, voilà qu'il a trouvé pas moins de six parasites divers dans son organisme. En les supprimant un à un, je les examine.
Curieux, l'un d'eux est un vers destiné à voler les paramètres utilisateurs d'un MMPORG dont j'ignorais jusqu'à l'existence.
Curieux. Je ne joue à aucun MMPORG.
Je joue du luth.