lundi 26 avril 2010

27.

Je joue du luth sans regarder mes doigts.
C'est nouveau.
Pas que je les regardasse tant, mais me forcer à rompre absolument ce lien entre l'oeil et le mouvement qui me servait de corde d'assurance à laquelle me raccrocher lors de mes hésitations, oui. Essayer de me guider par la sensation du mouvement, la perception des écarts, plutôt que par la reconnaissance visuelle si problématique des cordes - 24 cordes en plongée !
Mes mains se guident avec une sûreté étonnante. Pas parfaite, loin de là, mais qui m'étonne néanmoins. Comme lorsque je me rends compte que, sans le savoir, je tape sans regarder le clavier. Trois ans d'intimité déjà, elles se sont peu à peu imprégnées de la forme de l'instrument.
Mon pas est encore hésitant.
Mais c'est une certitude, jouer sans regarder ses doigts, c'est beaucoup mieux.
D'abord parce que si l'on n'a pas à pencher le luth vers le haut pour le regarder, on améliore sa position. Au lieu de se recroqueviller sur son nombril-rosace, l'ouvrir comme un oeil vers le monde, là-bas, qui nous écoute, pour l'instant en la personne d'un bienveillant mur blanc.
Ensuite parce que le contact passe mieux de l'ouïe au toucher si l'on supprime un intermédiaire.
Je joue du luth en aveugle.
Nombreuses fausses notes.
Mais dans le noir, on entend mieux les sons.

samedi 10 avril 2010

26.

J'ai grandi avec un père qui hurlait lorsque je toussais.
Je toussais souvent.
Il hurlait comme pour me faire rentrer mes petites maladies d'enfant dans la gorge.
Comme si cela lui faisait plus mal qu'à moi, comme si je faisais cela pour l'agacer, comme si mes bronchites, bronchiolites, angines, trachéites, pharyngites avaient été des entités capricieuses susceptibles de reculer devant sa colère.
Elles, non.
Moi, oui.
J'ai appris à tout faire en silence.
Avaler de l'air pour bloquer les toux d'irritation. Et puis tout le reste. Tourner les pages d'un livre sans les faire crisser. Marcher sans faire grincer le plancher. Jouer presque immobile sur un tapis épais. Enfant sans reproche, incolore. Surtout ne pas attirer l'attention.
Le piano, c'était atroce. Beaucoup trop sonore. Impossible de jouer sans être entendue. Au premier son, il accourait, se plantait derrière moi, se penchait par-dessus ma tête, me forçant à jouer toute courbée, m'infligeant ses sales bruits de salive et son odeur de sueur aigre, jouant à ma place, me coulant du béton dans la tête, pendant des heures.
J'ai ravalé tous les sons. Tout retenu à l'intérieur.
Parfois à s'agiter trop nombreux ils m'irritent la gorge, alors je tousse. J'avale de l'air. Je ne tousse plus.
Je ne me plains pas.
Je suis si réservée. D'un tempérament égal.
Je crie rarement. J'élève à peine la voix.
Je joue du luth.
J'aimerais apprendre à chanter plus fort. Je n'ose pas, crainte que l'on m'entende. Il faudrait ouvrir la bouche. Laisser sortir. S'aventurer à l'extérieur. Perdre le contrôle. Cela me fait si peur.
Qui sait ce qui pourrait arriver.